COMPASSION et LUCIDITE

 Mondo pendant la sesshin de l’été 1992 

Mots clés : compassion, enseignement, lucidité

 

Commentaire : Texte inégal où Jacques Brosse n’est pas très à l’aise car ce n’est pas son domaine de prédilection, ce qu’il avoue très simplement. Il décrit cependant une conduite personnelle modeste et attentive et se réfère à des divinités bouddhistes ou chrétiennes quand il s’agit d’aller au-delà de soi.

 

J’espère beaucoup qu’il y aura des quantités de questions sur la compassion. Ce n’est pas une chose facile dans le Bouddhisme.

J’espère qu’au moins quelqu’un aura la compassion de poser une question pour que les autres ne fassent pas trop vite zazen …

  • Est-ce que la compassion peut aller jusqu’au bon voisinage ?

JB : C’est la moindre des choses, pour la compassion, non ? Oui bien sûr, mais c’est peut-être le bon voisinage, la compassion. Ça peut se définir aussi un peu comme ça. Tu parles de bon voisinage en général ou de la proximité de deux propriétés ? C’est très rare, parce qu’en définitive plus les gens sont proches de nous, s’ils ne sont pas des nôtres comme on dit, plus ce sont des ennemis potentiels, c’est bien évident. Ce n’est pas facile à régler parce qu’il faut quand même qu’il y ait une certaine réciprocité. On peut aller assez loin dans le sens de la compassion, du don, mais si l’autre vous répond par des paires de claques ou des injures, il faut persévérer mais pas trop.

Comme disait maître Deshimaru : « dans l’Évangile, je ne comprends pas parce qu’il est dit : quand on vous a donné une gifle sur la joue droite, il faut tendre la joue gauche, mais pourquoi se laisser donner une gifle sur la joue droite ? Pour moi ça m’échappe … ! »

  • Dans l’enseignement, ça devient difficile à trouver un équilibre entre être à l’écoute et ne pas se faire bouffer. Sinon on est dans la guerre et je n’arrive pas à bien vivre ça…

JB : Non, mais je crois que la situation dans l’enseignement, qui est une situation de type bodhisattva, est la plus difficile à vivre actuellement mais là vous êtes la victime de toute une évolution sociale, de ce que n’ont pas fait les parents, parce que lorsque les enfants arrivent chez vous ils ont déjà reçu une éducation des parents, donc ils sont déjà perturbés totalement.

  • Mais, j’en suis convaincue, mais je n’arrive pas à le vivre.

Mais, je comprends très bien… mais ça ce sont des situations pratiques. Je ne peux vous donner que des principes généraux, l’application n’est pas toujours facile. Peut-être même n’est-elle parfois, pas possible. C’est la situation type dans notre monde contemporain. L’enseignant c’est vraiment le personnage de bodhisattva qui n’arrive pas à exercer sa compassion, mais la compassion peut aussi passer au niveau de la punition. Cette absence totale de possibilité même, non pas de punition (c’est peut-être un grand mot) mais de réprimande qui fait que … maintenant on n’admet plus aucune… Enfin en somme nous sommes dans une situation où l’on n’admet plus l’éducation. C’est finalement …. Ce n’est pas ta faute à toi, ni aux enseignants actuels, c’est la faute à tout un processus d’éducation, bien sûr. Parce que l’idéal, il y a un idéal qui est l’écoute de l’enfant, de l’élève. Cela suppose de toutes petites classes … La méthode Montessori, des choses comme ça… C’est très bon en soi, mais quand on a 45 chahuteurs …. On ne peut pas l’appliquer cette méthode, c’est évident. C’est complètement faussé. Il y a des utopistes, des psychologues, des technocrates de l’éducation, des propédeutitiens ou je ne sais quoi … On a inventé un truc qui ne marche pas mais ça c’est propre à l’ensemble de notre société. Les problèmes ne peuvent pas se régler comme ça. Mais je ne connais pas assez le problème pour te répondre de façon plus complète. C’est bien certain … et cependant votre tâche est une tâche admirable … mais ça déborde le cadre du mondo, mais je reconnais que cela pose un problème très grave, que tu n’es pas la seule à me dire ça. Tous ceux qui sont consciencieux ont le même problème : comment gérer ça ?

  • la compassion s’accompagne de lucidité. Est-ce que la lucidité ne peut pas être proche cousine de l’intuition ?

Naturellement. Bien sûr. Il est effectif que si on se laisse guider vers autrui par son intuition, quand elle se développe on aboutit quasiment à une divination de ses propres besoins et de ses problèmes, très vite. Et dans cette mesure-là, si c’est guidé par l’intuition on ne se trompe pas.

  • Le problème c’est la dérive possible

C’est la dérive possible, exactement. Il ne faut pas faire une confiance absolue à sa propre intuition. Il faut pouvoir vérifier. Il faut tâter le terrain. Si dans un rapport avec une personne, tu as l’intuition que tu comprends un certain problème qui reste caché, qui est latent, si je puis dire, tu peux faire une tentative pour voir si ce que tu as pensé est juste, sans vouloir imposer ta solution et, très souvent, tu t’apercevras que ça marche. Est-ce que cela ne serait pas ça finalement … est-ce que ce qu’elle ne me dit pas, ce que je viens de voir par une espèce de lecture de pensée intuitive. Il ne faut pas foncer, il faut vérifier. Mais très souvent c’est juste parce que la personne peut bien exposer son problème, mais son vrai problème, elle ne le voit pas.

Il n’y a rien de moins perspicace qu’un être vis-à-vis de lui-même. Nous aussi, également, nous n’échappons pas à la règle. Parfois on voit beaucoup plus clairement le problème de l’autre que lui-même. Mais cela dit il faut vérifier, il ne faut pas non plus lui dire : « ton problème, c’est ça », il faut lui dire avec un peu plus de discrétion parce qu’on n’a pas à jouer, enfin, en général, le rôle d’un psychanalyste, d’un psychothérapeute. Mais surtout, ce qu’il ne faut pas faire c’est dire « alors là, pour ton problème, il n’y a qu’une solution : c’es zazen ». C’est la dernière chose à faire. On peut, peut-être, quand c’est quelqu’un qu’on connait de longue date, qui vous interroge, mais qu’est-ce qu’il faut que je fasse ? eh bien tu pourrais peut-être essayer mais seulement sous cette forme là parce que moi, j’ai connu des gens qui se croyaient compatissants, qui imposaient à toute leur famille, enfants et petits-enfants, le zazen pour tous. C’était la solution rêvée. J’ai dû tempérer cette excellent personne.

Mais enfin, ça fait aussi partie de la compassion, si vous sentez intuitivement, quelqu’un qui est proche, qui est en demande, il ne faut pas non plus lui cacher qu’il y a peut-être ça. Mais c’est tout. Le zazen, comme vous le savez, ça se fait beaucoup par cooptation mais par cooptation extrêmement discrète, par voie de propagande.

  • je pensais que l’inconscient était lié à l’intuition, à la lucidité ?

L’inconscient, ça n’existe pas, ne parlez pas de choses qui n’existent pas. Ca ne se trouve pas au scanner, n’est-ce-pas Daniel ? L’inconscient qu’est-ce-que tu veux dire par là ?

  • Lorsqu’on parlait d’intuition, de lucidité, j’ai pensé ..

Plus généralement, tout ce que nous définissons comme l’intuition, l’inconscient, c’est ce qu’on appelle la sagesse. C’est le développement de la sagesse, or justement c’est ce que disent tous les maîtres, dans le bouddhisme tibétain et naturellement dans le zen : à sagesse, compassion égale et à compassion sagesse égale.

Ça ne peut pas aller l’un sans l’autre. Dans le zazen et dans tous les exercices du Mahayana, on développe conjointement, en même temps, au même niveau, sagesse et compassion. Donc, automatiquement, naturellement, normalement votre lucidité vient en même temps que votre compassion. Ça s’équilibre et, si ce n’est pas équilibré, ça ne va pas. Un sage qui n’aurait pas de compassion n’est pas un sage, pas du tout. Donc, ça vient en même temps, vous n’avez même pas à vous en soucier. Vous comprendrez de mieux en mieux autrui au fur et à mesure que vous progresserez et vous verrez de mieux en mieux les remèdes que vous pourrez lui apporter, si naturellement il vous le demande. Vous n’allez pas imposer des remèdes à vos gens. Bien sûr, il ne faut pas non plus jouer le grand compatissant qui se précipite sur tout le monde. Il ne faut pas agresser les gens dans la rue. Non, attention, ça peut très vite tomber dans la caricature. Je grossis un peu mais ça peut aussi être un désir d’intervention dans la vie d’autrui.

Il faut toujours garder une certaine réserve, une certaine discrétion. Mais je reconnais que le problème qui peut se poser, c’est de voir quelqu’un qui est vraiment en manque, ça ne va vraiment pas et avoir l’idée qu’on connaît la solution de son problème, parfois, il faut attendre que ça vienne de l’autre … Parce que même si vous êtes lucide, ce n’est peut-être pas le moment de lui infliger, même si c’est la vérité, il n’est peut-être pas prêt de l’accepter. Alors, il faut faire attention, mais normalement avec zazen ça s’arrange tout seul, vous n’avez pas trop à vous soucier de cela. Automatiquement. Mais vous savez la compassion c’est comme le kyosaku. Le kyosaku c’est d’ailleurs de la compassion. Si vous faites ça vraiment dans un esprit de compassion, votre coup de kyosaku sera vraiment le coup que doit recevoir cette personne. Non pas celui qu’elle veut, mais celui qu’elle doit recevoir. Précisément celui correspondant à son état du moment.

C’est sa demande qui est informulée, qui est peut-être même inconsciente. Ça rétablit quelque chose, mais c’est le kyosaku. Parce que vous, vous n’êtes que l’instrument du kyosaku mais un instrument compatissant. Vous savez que le kyosaku, pratiquement, sait mieux les besoins de l’autre … et c’est un peu comme la compassion. C’est automatique. Seulement, le kyosaku, dans les Soto, il faut attendre que l’autre le demande, pas dans le Rinzaï. Donc c’est pareil, si vous voyez lucidement la situation beaucoup mieux que la personne elle-même, et cela arrive, cela peut très bien arriver, c’est même fréquent mais vous n’avez pas à intervenir. Vous devez attendre qu’il y ait une demande. Mais alors, s’il y a une demande, allez-y. Avec discrétion. Mais vous comprenez, dans l’exercice de la compassion, il ne faut pas aussi imposer à l’autre la fierté de votre lucidité à son égard. Ah !, Ah !, mais moi j’avais tout de suite compris ça. Ce n’est plus compatissant, voyez, ce sont des nuances.

Cela dit, je grossis exprès les obstacles. Ils n’existent pas vraiment. Remarquez, moi je suis le premier à trouver que je suis un très mauvais compatissant. Je me reproche constamment mon manque de compassion. Ce qui prouve que je ne suis pas sage, si je puis dire. Il faut penser, plutôt qu’à un maître vivant à Avalokiteshvara. Vous comprenez, il pleure sur la terre, il fait tout ce qu’il peut … vous allez le voir d’ailleurs cet après-midi parce que je vous réciterai le Sutra du Lotus de la Bonne Loi, parce que c’est ce que fait l’action d’Avalokiteshvara dans le monde. Parce qu’il est attentif à tout, mais c’est pour cela, qu’au fond, ce n’est pas un être vivant. Un peu comme la Sainte Vierge, ce n’est plus un être humain. Les protestants reprochent assez aux catholiques d’avoir divinisé la Sainte Vierge mais c’est déjà plus, c’est la Théotokos, la porteuse de Dieu, c’est intermédiaire. Avalokiteshvara, c’est un être un peu comme ça.

Il y a une curieuse coincidence qui fait que Kwanon (Kannon) est représenté un peu comme la Sainte Vierge. Parce que ce n’est pas une influence, ça s’est passé automatiquement.

  • Compatir, souffrir avec quelqu’un, n’est-ce-pas aussi augmenter la souffrance dans le monde ?

Attention, il ne s’agit pas de pleurer avec lui ! non, non ! Il faut le plaindre, il a besoin d’être plaint, incontestablement. Une personne à qui on doit venir en aide a besoin d’être plainte, mais il faut aussi la plaindre un peu joyeusement, ou minimiser un peu son angoisse, lui dire « écoute, ce n’est pas si grave que ça, et même rigoler un bon coup, et même boire un verre avec. L’alléger de sa souffrance. Ne pas la nier, ne pas lui dire « tu es un pauvre minable !  Pour cette histoire tu fais vraiment un fou. Sois raisonnable ». Non, ce n’est pas bon comme attitude. Mais en arriver à le faire rire de son malheur (c(est une vue très idéale) mais à minimiser cette histoire. Lui dire « franchement (après avoir bu un coup, fumé une cigarette – comme vous le savez il y a des moyens conviviaux). Après tout est-ce si important que cela ? Est-ce que ce n’est pas ton imagination qui te joue un tour ? Réduire la chose. Et généralement c’est vrai (mais qu’il l’admette c’est autre chose) on peut lui faire comprendre, retourner la situation : mais dans cette histoire, qui est responsable ? Tu es peut-être un peu responsable … Parce que vous savez, dans la mesure où on s’occupe de ce genre de problème avec l’autre qui vous le demande, bien sûr, il y a toujours le fait qu’il faut considérer qu’il y a toujours deux coupables. Et lui faire admettre que tous les torts ne sont pas forcément d’un seul côté. Ce n’est pas possible. Alors, ce n’est pas pleurer avec lui, pas du tout. Pace que là, vous aggravez son mal, des torrents de larmes, c’est le désespoir complet. Ce n’est pas du tout la compassion.

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Mais je reconnais que ce n’est pas non plus très facile là. Faut naturellement le / la plaindre beaucoup mais essayer avec lui ou elle de trouver un remède.

  • Une dernière question : Pourquoi les Chinois considéraient-ils que l’homme était incapable de compassion ?

Parce que les Chinois étaient incapables de compassion, leurs femmes peut-être mais pas eux. Tout simplement. Chez les Indiens, c’était naturel, je veux dire, c’est une question de mentalité ou disons de caractère de peuple. Chez les Indiens, c’était naturel qu’un homme soit compatissant dans la mentalité indienne. Chez les Chinois c’était une preuve de faiblesse très nette. Ils ne sont pas compatissants de nature. Alors, une femme, une figure centrale maternelle, représentait pour eux ce qui pouvait être la compassion dans leur famille ou dans la société. Au Japon aussi c’est une femme Kwanon, je dis (kanone) autrement ça ferait une femme canon, cela ferait mauvais effet. La compassion n’est pas une femme canon.

  • Je voudrais bien savoir comment se comporter face à une personne qui va mourir ?

Là, ce n’est pas tout à fait mon domaine. Consulter Mme Kubler Ross et ses adeptes, qui, vous le savez maintenant sont extrêmement nombreux. L’assistance aux mourants … mais vous parler dans une famille

  • oui des amis proches

La bonne attitude, si vous faites zazen, doit venir toute seule. Là c’est peut-être un cas où on peut vérifier ça devant une chose aussi grave, aussi urgente. Il faut bien connaître la personne, parce que je crois que c’est Durckheim qui citait un cas d’assistance au mourant, qui était assez belle. Il avait un ami qui était vieux comme lui (Durckheim est mort à 92 ans). Cet ami était un professeur d’université. On ne pouvait pas lui dire qu’il avait un cancer qui se généralisait, donc il était condamné et la famille avait caché à cet homme ce qui se passait, n’avait pas dit les choses ; les médecins eux-mêmes avaient collaboré à ça et il ne savait pas, il ne pouvait pas savoir. Et finalement on a dit à Durckheim qu’il était mourant et il est venu et a demandé à la famille s’il savait : « il ne sait pas et il ne faut pas qu’il sache ».

Il est allé le trouver, lui a parlé et lui a dit : « mais tu sais que tu en as pour quelques jours, c’est fini » et l’autre a éclaté de rire «  bien sûr que je le savais, mais sont-ils bêtes de ne pas me l’avoir dit, merci ! » . Et il est mort très calmement. Bien sûr c’est un cas particulier, mais ça peut arriver, que l’autre attende qu’on lui dise et qu’il le sait dans son corps. Alors, à ce moment-là, si on le lui dit, eh bien il est soulagé de son problème, quasiment. Il sait mourir. Dans ce cas c’est évident. Ce n’est pas toujours le cas. Il ne faut pas dire que ça s’applique toujours cette règle là mais enfin on le sait médicalement. Dans ces moments-là il y a en effet un temps de rémission, ça arrive. Il y a des gens qui souffrent énormément et dans l’agonie ils ne souffrent plus, ça s’arrange tout seul c.a.d. ça existait autrefois, maintenant évidemment avec les hôpitaux et tout le système hospitalier, c’est devenu beaucoup plus difficile mais ça peut arriver. On peut, en effet, accompagner quelqu’un dans la mort.

Comme le dit Kubler Ross, c’est très important.

  • Mais le tout c’est d’avoir le courage de dire à cette personne à qui on cache la vérité qu’elle va mourir.

Mais il faut connaître assez cette personne pour savoir si pour elle c’est bon ou mauvais. Si c’est lui flanquer une trouille épouvantable, une panique affreuse. Il ne faut peut-être pas même si, dans certains cas, c’est finalement cette lucidité qui peut lui faire aussi du bien. Regardez par exemple dans les pays anglo-saxons, on trouve l’attitude française idiote, de ne pas dire la vérité au malade. Dans les pays anglo-saxons, en principe, on la dit. Et finalement ça ne se passe pas plus mal. Finalement on crée peut-être une angoisse supplémentaire parce que les gens savent bien quelque part dans leur corps, dans leur système nerveux, qu’ils vont mourir. Enfin, je ne vais pas vous faire un cours hospitalier … Enfin, là, ce sont des cas limites qui se posent quand même moins souvent que les cas de bon voisinage. Parce que ceux-là sont permanents (rires) La compassion me pousserait à terminer le zazen (les 3 vœux)

CENTRE ZEN DU MOULIN DE VAUX