KYOSAKU et KARMA

Mondo  pendant la sesshin de l’été 1992 

Mots clés : kyosaku, karma, doute, compassion, lucidité, végétarianisme, l’aspect japonais, visage originel

 

Commentaire :

Jacques Brosse dans les enseignements de cette première période au Moulin de Vaux qui a duré une quinzaine d’années a livré des commentaires informels beaucoup plus personnels que son enseignement ultérieur. Il a livré, en toute simplicité, son cheminement et dit explicitement qu’il ne se considère pas comme Maître.

En ce qui concerne le karma dans cet extrait il propose d’en avoir une compréhension intérieure plutôt que de se construire une croyance faite de concepts ce qui accentuerait le côté mental, dualiste de sa perception. Il propose une approche nuancée assez éloignée d’une quelconque doctrine.

Pour ce qui est de l’aspect japonais qui peut rebuter il considère que c’est un obstacle superficiel car le contenu est justifié comme l’est la discipline.

Il préfère le doute qu’il trouve salutaire à la dévotion.

De la prise de conscience globale de la souffrance le végétarianisme et certains comportements s’imposent naturellement.

 

Mondo

Vous allez me dire, chacun à tour de rôle, comme on l’avait fait la dernière fois, qu’est-ce qui vous semble compliqué, qu’est-ce que vous souhaiteriez voir éclaircir dans les kusens, dans les entretiens. Cela nous a servi la dernière fois.

Qu’est-ce qui est compliqué pour toi ? Quel est le point sur lequel tu achoppes dans l’enseignement ou le zazen ? Ton problème avec le zazen Si tu n’en n’as aucun, c’est parfait …

  • La notion de karma

JB : le karma ! C’est une notion sur laquelle on peut dire beaucoup de choses et qui s’éclaircit au fur et à mesure qu’on fait zazen. Parce que … effectivement, une formulation du karma, c’est très dangereux, toujours et surtout dans la civilisation contemporaine qui emploie le mot karma à tort et à travers. C’est devenu un mot à la mode. On explique tout avec ce terme. On y reviendra. Je comprends que cela soit un problème important parce qu’il n’est pas possible de le comprendre sauf, naturellement il y a l’enseignement, par une espèce de vue personnelle, comme tout d’ailleurs dans le zen.

Il faut acquérir une espèce de compréhension personnelle et intuitive, beaucoup plus que par explication, mais ça, ça vient au fur et à mesure avec la pratique.

  • Le corps et l’univers

JB : l’univers est en zazen permanent. Il y a une phrase du Bouddha que je voulais citer dans l’enseignement. Le Bouddha a dit, au moment où il a une compréhension parfaite de lui-même, des autres, du monde que tout est douleur, tout est souffrance dans le monde et après l’illumination (c’est important ce point de vue-là), c’est Pratitya Samutpada, la production conditionnée qui finalement aboutit à une situation désastreuse parce qu’au départ, quelque part, il y a une erreur … Il y a l’aveuglement et le désir. Donc, finalement, tout être vivant souffre, tout est souffrance dans ce monde ; ce sont les quatre Nobles Vérités.

Mais après il y a cette annexe du Bouddha lui-même qui dit après l’éveil « J’ai compris que j’étais encore dans l’illusion quand je croyais à la souffrance du monde. Il n’y a aucune souffrance dans le monde. Il est en pleine liberté, en pleine joie, en plein zazen, en plein éveil. C’est une erreur. Il faut passer encore plus loin. Donc le Bouddha dit en somme que l’univers est en zazen, que la posture est conditionnée par notre corps, par notre organisme mais c’est une façon de participer à l’ordre universel, au Dharma. En dehors du fait qu’on peut donner toutes sortes d’explications physiologiques qui sont importantes, psychologiques qui le sont encore plus, amis il faut bien penser que pour le Bouddha lui-même, après l’éveil, étant en posture, il s’aperçoit que l’univers lui-même est en zazen et ne souffre pas, c’est une apparence.

Donc, il résout le problème du mal … en le supprimant. Pour le Bouddha, pour l’éveillé lui-même, le monde est en zazen, c’est la posture cosmique. C’est notre façon de participer au cosmos. Bien sûr, c’est une vue très extérieure, mais, au fur et à mesure, cela peut devenir une vue personnelle, expérimentée.

  • Ne souffrait-il pas ?

Mais certainement, mais évidemment, il souffrait eh bien oui (…) mais attention, non, non, il éprouvait une douleur mais l’enseignement des quatre vérités n’est pas de parler de la douleur ; il est évident qu’elle existe momentanément, localement, à certains moments, bien entendu, il ne s’agit pas de le nier ; l’enseignement des quatre vérités c’est de dire que tout est souffrance dans notre vie et dans le cosmos.

Le Bouddha énumère : naître est une souffrance, perdre ses dents est une souffrance, on est assailli par la souffrance. C’est inévitable, c’est la souffrance permanente, c’est l’état même de l’existant qui souffre et là il va plus loin. Non ce n’est même pas vrai, il faut aller encore plus loin que ça … mais bien sûr qu’en soi, la douleur existe mais on distingue – en tout cas moi je distingue douleur et souffrance, ce n’est pas la même chose du tout. La douleur, c’est la douleur physique, bien entendu. Si tu te blesses, tu souffres, c’est évident.

SC : Moi j’aimerais bien que vous reveniez sur la notion de compassion

JB : On en reparlera, on aura le temps.

P : Le karma

JB : Oui, mais là je dirais que provisoirement il faut croire le Bouddha sur parole avant de pouvoir le vérifier, mais oui, se dire cet homme qui est arrivé, enfin, bon, … le bouddha est un homme, il est comme nous, ce n’est pas un dieu. Il est arrivé par sa propre méditation à trouver la souffrance, la source universelle de la souffrance, qui est le désir, qui est la convoitise et ceci et cela et finalement après son éveil, il comprend que même ça c’est illusoire. C’est ce qu’on veut dire par le silence du Bouddha. Finalement le véritable enseignement est informulable. Il faudrait garder le silence mais on ne peut pas. Il faudrait garder le silence sur le karma. Une fois que cette notion est en vous elle se révèle elle-même à vous et ce n’est pas très concevable non plus ce qui fait que les explications qu’on peut donner sont des explications provisoires.  Ce sont des incitations à chercher par vous-même, à aller plus loin par vous-même parce que l’enseignement est interminable.

Etant donné nos limites humaines, on ne pourra jamais comprendre le fin mot des choses, le tout du tout. On peut simplement approcher. C’est tout mais, cela dit, ce n’est pas parce qu’on sait qu’on n’obtiendra jamais le tout du tout (à moins d’obtenir le grand éveil du Bouddha, le Parinirvâna) – c’est à votre portée ce n’est pas interdit ; vous pouvez y arriver dans une vie, mais, à moins de ça, qui est une espèce de transcendance complète de la condition humaine, il y a des problèmes qui resteront des problèmes jusqu’au bout… Justement le problème des illusions, le problème même du karma. Vous pourriez en avoir une vue claire si vous étiez dans une autre vie en train de vous rappeler.

Il est bien dit que le Bouddha avant son éveil, au moment de son éveil a connu toutes ses existences antérieures ; il parle de ses « anciennes demeures », puis celles de tous les autres êtres humains. On ne vous demande pas de prouesses pareilles, bien entendu, mais enfin, vous arriveriez à connaître toutes vos existences antérieures, vous comprendriez l’enchaînement du karma et ce n’est pas ce qu’on peut formuler, c’est autre chose.

On peut vous expliquer ce que les maîtres enseignent sur le karma, leur vue, disons, ma vue à moi sur le karma mais cela ne vous avancera pas tellement car c’est à vous à la découvrir, et tout le bouddhisme, c’est cela même. Je vous lirai des textes de maîtres qui disent : « je peux vous enseigner des tas de choses mais ça ne vous servira pas beaucoup. Finalement c’est à vous de vous enseigner vous-même. Ce qui ne veut pas dire que l’enseignement soit inutile non plus. C’est toujours le oui et le non dans le bouddhisme …

  • -Est-ce que le zen est compatible avec le zen ?
  • Ça c’est une formule très zen
  • J’ai une espèce de révolte contre l’extérieur du zen, à intégrer, intérioriser l’extérieur.

Oui, mais, il vaut mieux cette attitude de révolte et de doute que l’attitude qu’on disait bêtement béni-oui-oui, d’approbation totale de tout ce qui se passe. Bien entendu qu’il faut garder vos résistances et votre esprit critique.

Il n’y a rien de pire que la dévotion zen, c’est très mauvais …

– Il y a une part de moi qui adhère totalement …

L’autre part, c’est le moi quand même celle qui résiste. Mais ce n’est pas une raison, non plus, pour ne pas résister. On ne vous demande pas de faire disparaître votre moi. On vous demande simplement de cesser de vous identifier totalement avec votre moi, c’est tout. Ce n’est pas la peine d’aller plus loin. Vous restez des mois, et un moi, il a ses révoltes, ses réactions. Elles ne sont pas nécessairement mal, au contraire. Bien sûr moi j’ai râlé sans arrêt. Ceux qui ont lu Satori le savent bien. J’étais furieux « qu’est-ce que c’est que cette chansonnette ridicule ? », « cette guenmaï pas mangeable ? », « cette torture ? » Faut être complètement maso pour faire du zen !

On s’est tous dit ça et on a raison. Et moi-même maintenant je me dis parfois au réveil « Mais qu’est-ce que je fous là ? Ce baratin que je leur raconte, ça ne veut rien dire, c’est grotesque » J’en ai conscience heureusement pour vous ! et puis il y a tous ces usages japonais, qui sont importants sur le moment, autrement, c’est grave, on peut faire n’importe quel zen, n’importe quel zazen ? Et je vous l’ai dit, il y a l’exemple de ces gens qui font du zazen pour les cadres. Des espèces de séminaires avec du zen. C’est une utilisation malsaine et perverse du zen. C’est la raison pour laquelle il faut maintenir une certaine discipline, une certaine rigueur, oui bien sûr il y a le style japonais. En fait si l’on comprend chacune des prescriptions, elles ont une raison d’être, ce ne sont pas des trucs qu’on vous impose, jamais.

Mais il faut garder le doute. Ça fait partie des éléments essentiels du zen. Je reviendrai là-dessus. Le doute est essentiel. Il faut le garder jusqu’au bout. Le non-doute c’est le Parinirvâna. Il n’y a plus de problèmes, de doutes, il n’y a plus rien, il n’y a même plus de souffrance. Effectivement là il n’y a plus à douter mais jusqu’à ce moment-là il faut garder le doute et même se demander, dans le fond, si le zen est votre discipline, si vous ne vous trompez pas. Mais oui c’est cela le parcours ; c’est la raison pour laquelle le zen est difficile. Vous êtes perpétuellement en train de remettre en cause votre zen, vous-même, l’enseignement des maîtres, les usages, c’est normal. Alors tu vois, tu n’es pas au bout de tes peines !

– Et les prolongements dans la vie pratique ?

C’est la compassion, on en reparlera forcément.

  • Le zen peut-il rendre plus heureux ? à quoi ça sert ?

JB : à la compassion. Le zen peut, et normalement doit, vous rendre épanoui, plus en possession de vos facultés, de vos richesses originelles mais pas forcément être plus heureux parce que ça vous donne aussi une lucidité et la lucidité, ce n’est pas toujours facile à vivre et ça ne rend pas toujours heureux. Il vaudrait mieux rester dans l’illusion … Mais, par exemple, au niveau de la compassion, plus on est compatissant plus on souffre, cum-passio, souffrir avec, donc on souffre encore davantage. On souffre plus en pensant qu’il y a des types qui meurent de faim, en voyant un type qui a un écriteau et qui dit qu’il est chômeur même si ce n’est pas vrai. C’est quelqu’un qui fait cette démarche, alors ce n’est pas pour rien … On souffre beaucoup plus de l’état social, de penser que dans le monde il y a Sarajevo … la TV vous en montre de belles tous les jours aux informations. Donc on souffre pour ça. Ça ne peut plus être pour vous un simple spectacle, ni un réflexe de vous dire, c’est affreux, j’envoie un chèque à Médecins Sans Frontières, non vous souffrez avec ces gens-là, vous souffrez avec le monde entier, alors hein !

Ca peut nuire à votre bonheur, non ? Alors, il y a la lucidité, la compassion. Ce sont deux éléments qui vont vous empêcher d’être heureux. Seulement « heureux » qu’est-ce que ça veut dire ? Vous devez transcender cette notion là, dans le bouddhisme c’est très important. Du moment qu’il y a heureux, il y a malheureux, vous êtes dans la dualité. Ce n’est pas ça, c’est quoi alors ? C’est la béatitude. Plus on est sensible, plus on souffre, plus on est compatissant, plus on souffre, plus on est lucide, plus on souffre. Mais attention ! On vous donne aussi les moyens de surmonter ces obstacles. On vous donne aussi la force nécessaire pour ça. On vous donne aussi le détachement même par rapport à ça. On vous empoisonne mais on vous donne le contrepoison. Si vous ne souffriez pas auparavant, c’est que vous étiez dans l’inconscience complète ou dans l’égocentrisme absolu. Et encore l’égocentrique souffre car il ne peut pas satisfaire son égocentrisme.

Donc il n’y a pas de bonnes solutions. La solution, c’est l’éveil, la seule. On vous oblige à l’éveil, on vous emmerde jusqu’à ce que vous l’ayez. C’est ça le zazen. Ça te laisse un peu rêveur. Tu te dis, je ne suis pas encore tiré d’affaire.

  • Mais la véritable compassion n’est-elle pas, par exemple, de devenir végétarien ?

JB : Bien sûr, oui. Si vous éprouvez la chose, un peu comme Brigitte Bardot qui est un peu notre bodhisattva national que j’ai entendu dire l’autre jour … (j’ai fait ma cure de télévision l’autre jour). J’ai vu B.B. Elle est encore assez jolie d’ailleurs, mèche blanche, ça lui va très bien … Elle disait très gentiment, parce qu’elle est naïve. Elle disait vous savez, moi je suis végétarienne depuis 20 ans. Je suis allée dans les abattoirs. Je suis rentrée, je ne pouvais plus manger de viande.

C’était très simple comme réponse, c’était exactement ça. Tant qu’on ignore le problème, qu’on fait semblant de l’ignorer, naturellement, on mange de la viande. Mais si on va dans un abattoir et qu’on voit ce qui se passe, effectivement, même le dégoût qui vous prend fait qu’on n’a plus tellement envie de manger de la viande. Ça doit se faire tout naturellement. Alors, reste à savoir si les salades souffrent quand on les coupe … les fruits, je ne crois pas, parce qu’ils tombent d’eux-mêmes … C’est très difficile la question du régime alimentaire. Mais, enfin il est effectif que cette prise de conscience n’arrange pas non plus les choses. Là aussi, c’est un peu compliqué, surtout dans les sociétés comme la nôtre. Donc vous allez au-devant de problèmes, je ne peux pas vous dire le contraire ; cela dit, il y a des compensations. C’est à vous de les découvrir, parce que, si je vous les énumère, j’aurai l’air de faire de la propagande, de vous récupérer.

CENTRE ZEN DU MOULIN DE VAUX