La compassion

Mots-clés :  Compassion

Commentaire :

Ce texte exprime à son insu à mon sens l’ambiguïté de l’enseignement de Jacques Brosse quand il s’agit des rapports complexes entre l’enseignement du Bouddha Shakyamuni et les développements du Bouddhisme Mahayana. En effet le passage du bodhisattva au Bodhisattva n’est pas sans conséquences. On passe subrepticement de l’enquête existentielle d’un homme, une enquête qui débouche sur l’éveil à une religion du salut dans laquelle on invoque un intermédiaire compatissant de nature divine. Ce n’est pas étonnant que la mystique religieuse tibétaine ne soit pas à l’aise avec une compassion issue d’une perception active de la non-dualité. Ce n’est pas étonnant non plus que les réminiscences de l’éducation chrétienne de Jacques Brosse lui fasse passer si facilement d’une optique à une autre alors que généralement il est d’une grande vigilance.

Cette attention portée aux autres, aux humains, mais aussi à tous les êtres vivants, c’est le point de départ de la compassion. Or il n’y a pas d’éveil, sans que la compassion soit aussi grande que la sagesse. On insiste beaucoup plus sur ce point dans le bouddhisme tibétain. Mais il est inclus dans l’enseignement du zen aussi. Dans la position tibétaine, dans toutes les cérémonies, le lama officiant a en main le dorje et le gantha, c’est-à-dire le côté masculin et le côté féminin. Le côté féminin c’est la sagesse, et le côté masculin c’est la compassion, les tibétains sont de drôles gens. Mais toujours est-il qu’il faut l’égalité absolue entre les deux. Une sagesse sans compassion n’est pas sagesse. Mais une compassion sans sagesse, est une compassion non éclairée. Donc elle n’est pas valable. La compassion repose sur la reconnaissance de l’autre en tant que moi et réciproquement du moi en tant qu’autre. De la communication profonde avec l’autre considéré comme un moi dans son identité propre, la compassion, à la limite, il n’y a plus d’autre, il n’y a plus de moi. C’est ce qui la distingue de la charité, la charité c’est moi qui donne à l’autre, même s’il n’en veut pas. Il y a donc un sujet et un objet. La compassion, il n’y a plus de sujet, il n’y a plus d’objet, l’égalité parfaite, la communication totale. C’est pourquoi c’est difficile l’exercice de la compassion, c’est pourquoi ça ne peut venir que petit à petit et c’est pourquoi aussi la compassion doit être éclairée. C’est inclus dans l’enseignement du zen et cependant dans l’enseignement moderne n’apparait pas beaucoup cette dimension-là.  Alors justement au Dhagpo, chez les tibétains, un jour, entre deux zazen est venu nous trouver le cuisinier, c’était un grand garçon blond, tout en blanc, il était impressionnant, il faisait de la très bonne cuisine, très gentil, très dévoué, il pratiquait comme tous les gens qui sont au Dhagpo, il était pratiquant du bouddhisme tibétain. Et un jour il m’aborde devant tout le monde, il me dit, « hof, c’est pas mal votre zen, mais vous n’avez absolument pas la compassion, c’est une chose que nous avons, vous ne l’avez pas », « Ho, je luis dis, qu’est ce qui te fait dire ça ? », « tout le monde le dit ici ! C’est bien mais ce sont des japonais, ils sont très durs, il n’y a pas de compassion ». Bon, mais il me dit, « est-ce que je peux venir ? », « Oui, tu peux venir » et après il y avait un mondo et là je n’ai pas forcé la note, c’est vraiment une coïncidence, la personne qui a posé la question n’était pas là, elle n’était pas au courant de la question de ce cuisinier, et la première question au mondo, « Maitre, on voudrait que vous nous définissiez qu’est-ce que c’est au juste que la compassion ? ». La présence du cuisinier, m’a fait faire un développement un peu plus long peut-être un peu plus convaincu encore que d’habitude, mais c’était une coïncidence, donc il est resté, il devait retourner à ses cuisines, il a demandé à continuer. Bien. Et puis en sortant, moi je ne l’ai pas vu, mais plusieurs personnes l’ont vu, il était très volubile, il était émerveillé, il ne savait pas que le zen c’était ça. Très bien. Quand on me l’a appris, j’ai eu un petit mouvement peut-être pas de regret, je me suis dit, ah c’est pas mal, ce qu’on a fait là… Et puis on a été punis aussitôt après parce que dans son enthousiasme, il avait brûlé sa cuisine, il avait oublié de faire le café, enfin, c’était un désastre, alors, notre joie s’est résorbée. On a été punis. Il n’avait pu pratiquer la compassion à l’égard de ceux qu’il nourrissait à force de savoir ce que c’était. Oui, il y a toujours des conséquences un peu cocasses dans tout ça. Ceci simplement pour vous dire plus sérieusement que chez les tibétains, c’est en effet extrêmement important et ça fait partie vraiment de l’enseignement. Dans le zen classique, dans le zen chinois, il en est beaucoup question et puis après ça manque un peu, c’est vrai, il n’avait pas tort ce cuisinier dans ce bruit qui courait. Mais ça manque un peu et c’est très dommage puisque c’est finalement la définition même du Boddhisattva. Et de celui qui est le plus grand et le plus vénéré de tous, dans le zen aussi bien qu’au Tibet, Avaloktishvara, grand compatisseur par excellence, celui qui peut faire des miracles pour nous sauver du péril. Il y a des récits de miracles dans le sutra du Lotus qui est une invocation à Avaloktishvara en tant que sauveur de l’humanité. Texte qui ressemble beaucoup à des textes on peut dire même chrétiens, et dont certains, j’ai entendu dire, « ce n’est pas du tout du zen », or le sutra du Lotus maitre Deshimaru le récitait souvent le soir, donc pour lui ça faisait absolument partie intrinsèque de l’enseignement. Seulement les gens ont tendance à prendre de l’enseignement ce qu’ils souhaitent, ce n’est pas grave au niveau des disciples, c’est grave au niveau de ceux qui enseignent après le Maitre. Donc tout Boddhisattva est par essence compatissant autrement il ne peut pas être un Boddhisattva puisque ses vœux que vous connaissez font qu’il fait passer tout le monde avant lui. Il ouvre tout grand la porte et « allez-y, moi je passerai après vous ». Alors ces vœux-là, c’est évidemment ceux des moines, mais surtout ceux de la prise de refuge, ce sont les vœux préalables quand on s’engage sur la voie, mais les moines lors de l’ordination, même les Boddhisattva, prononcent d’autres vœux que ceux-là, notamment les dix grands vœux, je n’ai pas besoin de vous les exposer, d’abord parce que c’est ne pas tuer, ne pas mentir, etc. Mais il y en a parmi eux qui sont importants pour nous, ne pas se vanter de sa vie spirituelle c’est strictement interdit au moine, deuxièmement et c’est le corrélat du premier, ne jamais juger la vie spirituelle d’autrui, surtout pas un moine. Et c’est très important parce qu’on voit constamment dans un dojo, pas ici, mais dans d’autres, des gens qui disent « Ah moi j’ai eu le satori ! » « Moi j’ai fait ceci, j’ai fait cela ! » « J’ai vu je ne sais pas quoi »… Il avait 12 têtes au lieu de 11, ce sont des trucs, c’est des bruits de couloir qu’on entend. Or si on est moine, c’est strictement interdit de raconter des bêtises pareilles, de se gonfler comme on dit dans le langage moderne. Mais réciproquement, il est absolument interdit de parler de la vie spirituelle des autres. Ou de la juger. Untel, son zazen, ça ne vaut pas cher… Ce sont des jugements qu’on ne doit pas porter, même un maitre ne doit pas porter des jugements pareils, et pourtant il devrait savoir. Donc ça, ça fait partie aussi de la compassion pratique, quotidienne, le respect d’autrui et je dirai le non-respect de soi, ce qui ne veut pas dire le mépris de soi, absolument pas, il ne faut pas se mépriser soi-même. D’abord parce qu’on est comme ça, ça ne servirait à rien. Il faut trouver le juste équilibre sur l’estimation de soi-même normalement elle vient à travers le zazen, donc ayez de la compassion pour vous-même. Ce n’est pas moi qui le dis, c’est Shogyam Trungpa et quelques autres. Ayez aussi de la compassion pour vous-même, parce qu’autrement vous ne pouvez rien faire et vous désespérez. Or vous avez tous de bons éléments en vous, tous, le pire criminel a quelque chose de très noble en lui, peut-être, probablement, certainement, autrement il ne vivrait pas. C’est pourquoi il ne peut pas y avoir ni d’être complètement pur et complètement bon, ni d’être complétement mauvais et complètement impur. C’est biologiquement impossible. Donc, ça nous empêche de porter un jugement. Parce qu’il y a des éléments qui nous échappent de toute façon. Et il en va de même pour nous. Ce n’est pas facile de se connaitre d’une manière que je n’ose pas qualifier d’objective parce que vous savez l’emploi restrictif que je fais de ce mot, d’une manière sincère et loyale, c’est possible, mais d’une manière qui soit juste, c’est très difficile. Nous ne connaissons pas nos défauts et nos qualités, notre entourage, généralement, nous met au courant de nos défauts, c’est au moins la charité qu’il nous fait, mais nous même, pas sûr qu’on le reconnaisse ! Par contre parfois nous sous évaluer. Vous voyez que la compassion est une chose tellement générale, qu’elle s’applique aussi à nous. Et ça veut dire quoi, compassion ? Souffrir avec. C’est le même mot que la sympathie, on n’ose plus employer la sympathie parce que dire sympa, c’est tellement du langage courant que ça n’a plus de sens, sympathie c’est la même chose en grec. La compassion c’est souffrir avec mais avec une idée d’amour, Il y a le mot passion dedans. C’est l’amour de l’autre, aussi. L’amour désintéressé de l’autre.

CENTRE ZEN DU MOULIN DE VAUX