Bouddhisme et psychanalyse

Thèmes / mots-clés : Karma, Bible, posture, respiration, égo, moi, non-moi, psychanalyse, 4 nobles vérités, souffrance, désir, karma, durée de zazen

Commentaire :

Exposé limpide et parfaitement structuré sur une pratique du Bouddhisme contemporain et de ses rapports avec la psychanalyse. La réincarnation proposée comme une hypothèse de travail nous dispense de la foi et donc de la croyance. Cette approche séculière m’a particulièrement séduit.

 

Penser – ne pas penser – la posture

 

Souvent dans les livres sur le zen, on dit qu’il faut arriver à ne pas penser. C’est une formulation absurde et maladroite. On ne peut pas ne pas penser, tout simplement parce que nos neurones fonctionnent sans arrêt et qu’ils ont des connections en nombre pratiquement infini.

Comme le disait Maître Deshimaru, si vous voulez ne pas penser il faut mourir. Alors là vous ne penserez plus. Donc, nous pensons. Le mental secrète toujours de la pensée. Pour ne pas penser, la meilleure façon, c’est de penser à quelque chose d’utilisable tout de suite. C’est à dire, penser à votre posture et à votre respiration. Si vous pensez à votre posture, c’est-à-dire non seulement à en avoir une bonne, mais à la rectifier, parce qu’elle se détériore pendant le zazen, à en avoir une encore meilleure ; si vous pensez à votre respiration, qui doit être lente et profonde, il y a toujours quelque chose à faire. Il y a toujours une occupation même pour le mental. Si vous pensez vraiment à votre posture et à votre respiration, à ce qu’il faut faire pendant ce temps-là, vous ne penserez pas à autre chose.

La posture doit être ferme, pensez-y bien. La nuque droite, le menton, rentré. Sentez votre colonne vertébrale, qui doit être parfaitement droite, c’est à dire courbe. C’est encore un paradoxe. Pensez à la posture de vos mains, à vos pouces, qui doivent être en ligne droite et à peine se toucher. Pensez à votre assise, à vos genoux. Comme disait Maître Kodo Sawaki, les genoux poussent la terre et la tête pousse le ciel. Vous devez donc vous étirer en hauteur, de façon à décoincer votre colonne vertébrale. Pensez à votre respiration. Pensez à ce qu’elle signifie. A ce qu’elle signifie, mais dont vous ne vous rendez pas compte. C’est-à-dire que vous emmagasinez l’énergie cosmique, que vous faites descendre trois doigts au-dessous du nombril. C’est le ki, la force vitale, le point de concentration de l’énergie cosmique. Représentez-vous tout cela. Et alors vous serez très occupé et vous ferez vraiment zazen.

 

 – L’Ego, ses Pompes et ses Œuvres. La psychanalyse

 

Pour le bouddhisme, vous le savez, ou vous devriez le savoir, l’égo n’est qu’un agrégat provisoire d’instances réunies seulement pour le temps d’une vie.  L’ego est donc en soi multiple. Ce n’est pas l’unité que nous pensons naïvement … même pas pour la psychanalyse. Selon Freud et pour ceux qui l’ont suivi, l’égo se compose de trois instances : le ça, le moi et le surmoi.

Le ça, dans le sens freudien, ce sont les instincts, les instincts du corps et du mental, c’est la partie animale de nous-mêmes. Il faut donc s’en méfier, mais il serait dangereux de vouloir l’annihiler, ce qui est d’ailleurs impossible.

A l’autre bout, si je puis dire, il y a le surmoi. Pour Freud c’est ce que nous avons acquis par le dressage, l’apprentissage, l’éducation, dès notre petite enfance. Donc ça ne nous appartient pas.

De même que, finalement, le ça, nos instincts primaires, nos instincts presque bestiaux, non plus, ne nous appartiennent pas.

Entre les deux il y a le moi. Le moi semble-t-il c’est vraiment moi, c’est vraiment nous. Mais, même dans l’optique freudienne, finalement, le moi n’est qu’un produit secondaire et tardif. Le moi se construit à partir du ça originel et en combat avec le surmoi. C’est la partie qui proteste contre l’intrusion du surmoi. C’est donc une instance, en définitive artificielle, construite peu à peu.

Le but de la psychanalyse freudienne, c’est de renforcer le moi qui est déficient dans les névroses ou les psychoses.

Naturellement, je résume très rapidement la psychanalyse freudienne, tout simplement pour vous montrer que, même là, le moi n’est pas un phénomène aussi simple que nous le pensons.

Dans l’optique du bouddhisme, dans l’optique du zen, on peut reprendre ces facteurs, mais en leur retirant le côté très négatif qu’ils ont chez Freud. Parce que le ça, les instincts, c’est la présence en nous de la nature, c’est notre appartenance à la nature. Ce n’est pas forcément négatif, bien au contraire.

De même que le surmoi, contre lequel, plus ou moins, le moi combat, comme une emprise venue de l’extérieur, ça peut aussi être l’élévation de l’esprit, ça peut être le progrès spirituel.

De toute façon, dans notre personnalité, dans notre psychisme, il y a ce qui est conscient et ce qui est inconscient. Mais l’inconscient aussi, chez Freud, est un concept négatif, puisque refoulé. C’est ce dont nous ne voulons plus nous souvenir. Et que par exemple la psychanalyse fait ressurgir artificiellement, parce que ce refoulé, en quelque sorte nous intoxique, qu’il vaut mieux, tout compte fait, le sortir et l’examiner.

Cet inconscient freudien, son disciple, Jung, le considère comme insuffisant.

Jung conçoit, en dehors de l’inconscient personnel, l’inconscient collectif, qui serait en somme la récapitulation, quasiment héréditaire, de l’expérience de nos prédécesseurs. Mais là aussi, cet aspect de la psychanalyse, de la psychologie jungienne, correspond à quelque chose dans le bouddhisme.

Contrairement à Freud, Jung, en effet qui soignait les malades plus âgés, plus mûrs, pour lesquels Freud pensait qu’il n’y avait plus rien à faire, que c’était trop tard, Jung propose ce qu’il appelle le processus d’individuation. A la maturité, nous devons, en somme, non plus tellement par la thérapie, mais par nous-mêmes, récupérer cet inconscient dont nous nous sommes défaits. Le processus d’individuation c’est, en somme, de devenir totalement nous-mêmes et de pouvoir progresser, parce que nous ne sommes plus retenus par l’inconscient qui, de négatif, devient positif.

Seulement il est évident que le mot de processus d’individuation, pour un bouddhiste, pose un certain problème. Puisque l’individu, pour le bouddhiste finalement, n’existe pas et qu’il ne s’agit en tout cas pas de renforce ce qu’il peut y avoir d’individuel, c’est-à-dire l’égo, c’est-à-dire l’égocentrisme. Quant à l’inconscient collectif, le bouddhisme va beaucoup plus loin que Jung et, naturellement, que Freud. Le bouddhisme conçoit très bien l’inconscient mais il emploie à ce moment-là un mot particulier : Alaya Vinana qui est d’ailleurs un mot commun à l’hindouisme et au bouddhisme. Alaya Vinana, c’est ce que, dans les traductions, on appelle parfois la « conscience magasin », le mot n’est pas très joli. C’est la conscience héréditaire, donc proche de l’inconscient collectif, quoique ce concept soit beaucoup plus vaste, encore plus profond.

Cet inconscient, qui est antérieur à notre naissance actuelle correspond à la somme des expériences que nous avons faites auparavant. Il n’est pas non plus seulement personnel. C’est en fait une conscience récapitulative de toute l’évolution. Comme si nous étions un fragment d’un miroir de l’évolution. Comme si chaque être était fait de tout ce qui s’était passé avant lui. Et finalement c’est tout cela qui, tout en nous demeurant inconscient d’une certaine manière, nous guide. Sans nous contraindre d’ailleurs. Car dans tout le concept d’hérédité, il y a quelque chose de négatif que récuse le bouddhisme. Il est bien certain que parmi nos composantes, comptent les apports de nos parents, de toute la lignée. Et pour le bouddhisme, puisque le Karma consiste à accomplir toutes les formes de vie, il y a une hérédité animale, une hérédité végétale, peut-être même une hérédité minérale. Nous sommes, chacun d’entre nous, uniques en notre genre, les récapitulations de toutes les expériences précédentes.

C’est une idée qui a eu cours autrefois, d’ailleurs, dans le domaine de la biologie. A la fin du 19e siècle, en particulier, et jusque dans les années 40, on disait que la morphogénèse reproduisait l’ontogénèse. On avait observé, depuis fort longtemps, l’embryon humain, et on avait cru y déceler, quasiment, des stades différents parmi les vertébrés, à partir du moment où le fœtus avait une colonne vertébrale vraiment constituée.

On pouvait retrouver dans le fœtus l’image d’un poisson, et ainsi de suite, d’où l’idée un peu trop littérale, que chaque individu était une récapitulation de toute l’évolution.

C’est une vue qui se rapproche du bouddhisme mais l’interprétation n’est pas la même. Et puis cette morphogénèse, équivalant à une ontogénèse est une théorie qui a été, depuis, dépassée, tout au moins mise à l’écart. Le bouddhisme, lui ne prétend pas que nous passions, en tant que fœtus, par les stades de poisson, amphibien, etc.. En revanche il considère que cette image correspond à quelque chose de vrai sur le plan du psychisme. Dans notre psychisme subsistent probablement des expériences tout à fait antérieures. Je ne parle pas de vies antérieures. Je parle d’une espèce de total de l’évolution dont nous sommes, en quelque manière, la résultante, la représentation actuelle, présente.

Comme vous le voyez, les points de contact entre le bouddhisme et l’occident, la pensée occidentale, sont, finalement, assez fréquents.

Mais justement, il faut bien les comprendre.

La multiplicité du moi, Freud l’a annoncée. L’extension de l’inconscient, Jung en a parlé.

Mais le bouddhisme est plus audacieux. Au lieu de vous dire de consolider votre moi, comme on le fait dans la psychanalyse freudienne, il vous recommande de le dissoudre, en tout cas de le tenir à l’écart. Tout simplement parce que, pour le bouddhisme, le concept de personnalité présente, de moi, est une illusion pure et simple.

Le bouddhisme, il ne faut pas l’oublier, est né comme une branche de l’hindouisme, mais une branche qui est devenue, assez vite, hérétique.

Or, dans l’Hindouisme, nous avons le concept d’Atman, qui est la conscience suprême de chaque individu. Et dans l’Hindouisme il est dit : l’Atman égale le Brahman. C’est à dire, effectivement, la personne la plus profonde est égale à la divinité suprême.

Dans le bouddhisme, on dit : vous êtes d’ores et déjà des bouddhas. Mais ce n’est pas la même chose du tout. Contre le concept d’Atman de l’hindouisme, le bouddhisme, dès le Bouddha, soutient l’ Anatman, le non-soi, l’impersonnalité. Tout simplement parce que le moi, comme je vous l’ai dit, n’est qu’un agrégat provisoire de toutes sortes d’instances que nous définirons par la suite.

Donc le bouddhisme évacue le problème du moi. Il ne le traite pas. Il dit : c’est une pure illusion, c’est une idée que vous vous faites pour la commodité de votre vie. Tout ce qui est vous, tout ce qui est votre moi, est périssable. Ce qui est né doit mourir.

Mais il ne faut pas non plus tomber dans l’excès inverse, c’est à dire penser que le non-soi est affirmé dans le bouddhisme.

C’est plutôt d’une méthode pédagogique qu’il s’agit. Ce qui veut dire : ne vous identifiez pas à ce que vous croyez être votre moi. Vous êtes réellement autre chose. En gros, en bref : un bouddha.

Or le Bouddha est passé par-delà la distinction du moi et du non-moi.  Suivant le zen vous êtes d’ores et déjà en nirvâna. Et la méditation, le tch’an, c’est le processus de prise de conscience que vous êtes déjà un bouddha, que vous êtes déjà en nirvâna.

Donc notre moi, ce moi duquel vous vous gargarisez, contre lequel vous essayez de lutter, vous n’avez même pas à lutter contre lui. Vous n’avez pas à vous en vanter non plus. Vous constatez, simplement, qu’il est là, présentement, et que ça n’est pas tout à fait vous.

En effet, il ne peut y avoir de libération, c’est à dire d’accession à l’étage supérieur, éventuellement au nirvâna, si l’on n’a pas aboli cette croyance au moi en tant que réalité suprême et irréductible.

C’est là, d’ailleurs, qu’on voit s’affronter psychologies et philosophies orientales, bouddhistes en particulier et les philosophies occidentales, parce que nous sommes nés, si je puis dire, sous le signe du « cogito ergo sum » de Descartes. Je pense donc je suis.

Il dirait, lui : c’est seulement parce que je le pense que j’existe, que le moi existe ce qui, pour un bouddhiste n’a absolument aucun sens. Si « je pense donc je suis » est la vérité suprême, la meilleure façon de méditer, c’est de ne pas penser. De même que nous prenons nos distances avec le moi, que nous refusons dorénavant de nous identifier totalement avec lui, de même nous devons laisser passer les pensées et comprendre qu’elles ne nous appartiennent pas en propre. Elles passent, rien de plus. Elles viennent d’ailleurs, elles passent sur l’écran de notre conscience. Si vous les considérez en tant que telles, elles ne peuvent plus vous nuire. Si vous les regardez passer, vous ne leur prêtez pas trop d’attention, vous ne les refoulez pas, mais vous ne les arrêtez pas, vous ne les considérez pas avec trop d’attention. Ça passe, c’est tout.

Il en est de même finalement de l’attitude que l’on doit avoir vis-à-vis du moi. Il est là bien sûr. Mais, dans le fond, il ne nous appartient pas tout à fait. Parce que si on retire du moi l’apport de notre père et de notre mère, l’apport de l’éducation, de l’apprentissage que nous avons reçu, de tout ce qu’on nous a inculqué, il ne reste plus rien. Il n’y a pas besoin de pratiquer le bouddhisme pour s’en rendre compte.

C’est exactement, je l’ai dit d’ailleurs ici, comme un oignon : vous retirez une pelure, puis une pelure, puis une pelure, puis à la fin il n’y a plus rien, il n’y a plus qu’un germe. Alors ce germe, c’est peut-être justement ce dont on ne nous a pas parlé. Parce que c’est le germe d’autre chose. C’est le germe d’une forme future et non pas d’une forme présente. Donc quelque chose qui est comparable à la présence d’un bouddha en nous. Et c’est ça que nous avons à faire croître. Ce n’est pas notre moi. C’est notre personnalité future ? C’est ce que nous sommes déjà mais que nous ne savons pas encore que nous sommes.

 

 

L’Ego les 4 vérités

 

Qu’a à nous dire le problème de l’égo dans le bouddhisme ? C’est cela que je vais développer maintenant. L’essentiel de l’enseignement du Bouddha tient en trois enseignements distincts et complémentaires. Cet enseignement vient directement de ce qu’a appris l’éveil au Bouddha, ce dont il a pris conscience au moment de l’éveil, donc dans la posture du zazen, sous l’arbre Bo. Et c’est ce qu’il a enseigné tout de suite. En particulier le fondement, les quatre nobles Vérités qui sont : la vérité de la douleur (duhka), la vérité de l’apparition de la douleur (samudâya), la vérité sur la cessation de la douleur (niroha) et la vérité sur la voie qui mène à la cessation de la douleur.

La première vérité, sur la nature de la douleur, énonce que toute existence est douloureuse et insatisfaisante. Tout, en effet, est souffrance. La naissance, la petite enfance, la maladie, la mort, l’union obligée avec ce que l’on n’aime pas, la séparation d’avec celui ou celle qu’on aime, la privation de ce que l’on désire, l’impossibilité de satisfaire notre avidité. Tout ceci, ce sont les éléments constituants de notre moi, notre personnalité.

Alors, quelle est la cause de cette souffrance existentielle ?

C’est le deuxième point, la deuxième Noble Vérité. L’éveil a appris au Bouddha que c’était, finalement, le désir, la soif, l’avidité, trshnâ. Cette soif de jouissance sensuelle, des choses qui se montrent puis nous échappent, qui ne se montrent que pour nous échapper, c’est ce désir qui enchaîne l’être au cycle indéfini, infinissable, des renaissances et donc des morts, le Samsâra.

La troisième Vérité découle des deux premières. Comment mettre un terme à la souffrance ? En abolissant le désir.

La quatrième Vérité indique la voie de cette abolition du désir, donc de la souffrance.

L’incompréhension de ces quatre Nobles Vérités est évidemment ce qu’on appelle l’ignorance, avidyâ. L’ignorance dans laquelle se trouve l’homme et à laquelle on ne peut échapper, finalement, que par l’Eveil, qui est la toute-connaissance.

Afin de vous donner les paroles mêmes du Bouddha, celle qu’on a recueillies, celles qui sont certainement authentiques, voici comment il s’exprime lui-même dans les sûtras :

« Mais qu’est-ce donc, ô moines, que la Noble Vérité de la douleur ? La naissance, en vérité, est douleur. La croissance est douleur. La maladie est douleur.

Le chagrin, la peine, la souffrance, la tristesse, le désespoir sont douleur. La non-obtention de ce que l’on désire est douleur. En un mot, les cinq constituants de l’existence sont marqués par l’attachement, et donc douloureux. »

 

Nous verrons par la suite ce que sont les cinq constituants de l’existence.

« Mais qu’est-ce donc, ô moines, que la Vérité, la Noble Vérité sur l’apparition de la douleur ? C’est le désir, générateur de renaissance, avec son cortège d’envies et de convoitises, s’assouvissant tantôt ici et tantôt là, et toujours de manière insatisfaisante.  Le désir des sens, le désir d’exister, ou son contraire, le désir d’auto-destruction.

Mais qu’est-ce donc, ô moines, que la Noble Vérité de l’extinction de la souffrance ? C’est précisément l’extinction, l’abandon, le renoncement, la délivrance, le détachement complet de ce désir.

Mais qu’est-ce donc, ô moines, que la Noble Vérité du Noble Sentier menant à cette extinction de la souffrance ? C’est le Noble Sentier octuple, à savoir : La compréhension parfaite, la pensée droite, la parole loyale, l’action juste, les moyens d’existence dignes, l’effort parfait, l’attention parfaite et la concentration parfaite. »

Vous voyez qu’il y a des graduations dans cet exposé du Bouddha, et que la fin s’applique précisément à la méditation, celle qui lui a permis d’atteindre l’éveil.

L’effort parfait, l’attention parfaite, la concentration parfaite. Concentration se dit Dhyâna. Dhyâna a donné Tch’an et Tch’an a donné  zen.

Donc, en bref, on peut dire : l’égo égale désir donc égale souffrance.

 

Le désir

 

Dans le temple tibétain qui est près de chez moi, en Dordogne, le Dhagpo Kagyu Ling, on a maintenant mis une inscription en français, qui est une traduction : « tous les hommes sont égo ». On a écrit E.G.O. C’est un koan français.

Au terme de l’analyse des quatre nobles vérités, fondement de l’enseignement du Bouddha, nous sommes parvenus à la conclusion : l’égo égale désir donc égale souffrance. Qu’est-ce que ce désir dont parle le bouddhisme ? Dans le texte des Nobles Vérités, que je vous ai lu tout à l’heure, le Bouddha le précise. Il s’agit du désir des sens, bien sûr, mais aussi du désir d’exister et du désir d’auto-destruction. Le désir est fondamental. C’est le fondement de notre égo, le fondement même de notre existence. Toute vie est naturellement désir. Le désir est le moteur de la vie, de toute vie.

Quand on pense au désir, on pense trop souvent au désir sexuel. C’est évidemment le plus caractéristique, le plus impétueux, le plus irrésistible, probablement. Mais nous ne vivons que par le désir. La faim est un désir de nourriture, la soif un désir de boisson, et ainsi de suite.

La satisfaction du désir, c’est évidemment, le plaisir. Le plaisir, c’est aussi, négativement, la cessation, la volonté de faire cesser la privation, de satisfaire un besoin, de guérir un malaise. On ne peut pas imaginer un état non-désirant.

Il y a toute une analyse qui a été faite par la psychanalyse récente, par les disciples de Lacan, sur cet état désirant. Des « machines désirantes », a-t-on écrit. C’est, en effet, très intéressant. C’est certainement une vue perspicace. Car, à bien examiner, nous ne pourrions pas vivre sans désir, de même que, du moment que nos neurones fonctionnent, c’est-à-dire que notre cerveau n’est pas mort, nous pensons.

Mais l’enseignement du Bouddha nous dit : le désir engendre la souffrance.

Ce désir des sens, il peut être, comme je vous l’ai dit, la faim ou la soif, aussi bien que le désir sexuel. Tout cela fait le désir d’exister. Dans l’optique bouddhiste, à ce désir d’exister correspond avidyâ, l’ignorance, l’aveuglement. Et tout se passe comme si, avant de naître, nous éprouvions un désir irrésistible d’exister, de vivre. C’est évidemment un point de vue assez étrange pour un occidental et qu’on ne peut expliquer qu’avec la troisième partie des enseignements fondamentaux du Bouddha : pratîya–samutpâda, c’est-à-dire, la chaîne des conditionnements, la production des causes interdépendantes, qui montrent que nous ne venons à l’existence que par un désir d’exister. Ce désir est préalable. Supposons quelqu’un qui est sorti de l’existence par la mort, qui soit encore, naturellement, conscient, et qui éprouve des regrets vis à vis de son précédent état, et qui se fasse des illusions. Car il a bien su, en sortant de la vie, qu’elle était souffrance, puisqu’il en est sorti en souffrant.

La mort est aussi souffrance. On pourrait la croire détachée, cette âme. Or il est supposé qu’elle éprouve le désir d’exister à nouveau. Elle a oublié les moments pénibles de la vie. Elle ne voit plus que les bons moments. Comme un vieillard qui se rappelle son enfance et qui, probablement, se trompe dans ses souvenirs. Son enfance n’a pas été du tout aussi heureuse qu’il l’imagine. Il oublie que l’enfant a des contraintes, qu’il souffre lui aussi, qu’il a toutes sortes de maladies infantiles, que la croissance est pénible, qu’il doit aller à l’école, que ça ne l’amuse pas toujours, qu’il ne peut pas jouer comme il le voudrait, et ainsi de suite. Et qu’il est toujours obligé d’obéir aux adultes.

Mais, pour le vieillard, c’est un temps de bonheur parfait. C’est l’âge d’or.

Ceci nous permet de comprendre cette supposition bouddhique (ne prenons pas ça pour une question de foi, c’est une supposition), que l’âme sortie de la vie, après avoir oublié des moments pénibles, ne pense plus qu’à ces délices qu’elle a vécus précédemment. Pour mieux comprendre cette illusion fatale, demandez à un vieillard de vous parler du temps qu’il fait aujourd’hui, du temps atmosphérique. Il vous dira que, de son temps, il y avait des saisons, que, à Pâques, il faisait beau, que l’été était chaud, etc…, etc …

Et c’est évidemment une fiction. Le temps a toujours été détraqué.

C’est-à-dire qu’il n’a jamais eu la régularité qu’on imagine. Nous en avons des preuves.

Il y a très longtemps, j’ai écrit un article là-dessus, en montrant qu’en définitive, quand on consultait les mémoires, les chroniques, on aboutissait toujours à la constatation suivante : au XVIème siècle, ou dans les chroniques de Frégédaire, du VIIème siècle, chaque fois le chroniqueur ou le mémorialiste expliquait que le temps n’était plus du tout ce qu’il avait été, que c’était une vraie catastrophe, qu’il faisait froid en été, qu’il faisait chaud en hiver, que la pluie ne tombait jamais au bon moment. Et ça dès le VIIème siècle et bien sûr auparavant …, depuis toujours.

A l’époque, la chronique du pseudo-Fregedaire, comme disent les historiens, on tirait argument pour expliquer que le monde allait bientôt disparaître, que la fin du monde était proche, il y a treize siècles, mille trois cents ans. C’est donc cette illusion, de même, le vieillard se rappelle son enfance à travers des verres déformants, et de même le cours des saisons, de même donc, l’âme s’imaginerait, une fois tirée d’affaire, si je puis dire, et au lieu d’aller vers sa destination ultime qui est le nirvâna, se dirait : l’existence avait quand même de bons côtés. Tout bien examiné, payons-nous donc une nouvelle existence. C’est un peu la conception du bouddhisme. Je ne fais pas d’ironie, c’est aussi simple que ça.

Donc le désir d’existence, c’est un désir de désir. L’âme, dans le fond, se dit : après tout, le désir, le plaisir, ce n’était pas si mal.

Alors comment faire ?

Le Bouddha est radical : il suffit d’abolir le désir.

Est-ce que c’est si facile que ça ?

Qu’est-ce-que deviendraient nos vies si nous n’avions plus de désirs ? Que ce soit le désir d’une jolie femme, le désir d’une voiture, le désir d’aller en vacances, le désir aussi de manger ou de boire, nous sommes, tout entiers, désir. Et évidemment, le désir non satisfait, c’est la souffrance. Et le désir satisfait, lui-même, c’est un instant de plaisir, et le désir renaît. Donc là aussi, incontestablement, il y a quelque chose de coincé. Ce n’est pas si facile que ça à vivre. Ce n’est pas le bonheur parfait.

Alors le bouddhisme est, finalement, l’attitude, la voie moyenne. Parce que c’est seulement dans cette voie moyenne qu’on peut trouver des solutions à des problèmes qui semblent radicalement insolubles.

Le Bouddhisme invite à reconsidérer toutes ces choses. Le plaisir ne peut naître que du désir satisfait, donc, s’il n’y a plus de désir, il n’y a plus de plaisir.

Mais en sommes-nous tout à fait sûrs ?

Peut-on concevoir un plaisir sans désir ?

Bien entendu, puisque nous en éprouvons tous les jours. Une promenade, un moment de grande paix dans un bel endroit, il n’y a pas de désir, ça vient tout seul, et il y a un plaisir plus grand que celui qui naîtrait du désir, au moins pour certains.

Il y a des plaisirs sans désir. Donc ne nous désolons pas. Même si nous n’avons plus de désirs, nous resterons capables d’éprouver du plaisir, de la jouissance, disons même. Puisque le Bouddha lui-même, nous en reparlerons, a trois corps, et le second de ces corps s’appelle le corps de jouissance. Donc le Bouddha lui-même, qui a dépassé le désir, qui a dépassé même le plaisir est censé éprouver une jouissance. Mais cette jouissance n’a plus rien à faire avec nos désirs à nous. C’est comme si elle était multipliée et comme si elle n’avait plus de déchets.

 

Désir et karma

 

Le désir engendre le karma, du karma négatif qui nous fait, en somme, redescendre de notre échelle, et du karma positif qui nous permet de monter plus haut. Mais le bon karma, le vrai karma, le seul véritable, qui ne gêne pas notre ascension spirituelle, c’est le karma neutre. Parce que même si nous montons, et que nous acquérons, disons, des mérites, qui nous permettent d’accéder dans un paradis, comme il est dit dans le bouddhisme, le paradis des Dévas, et que nous consumions, dans ce paradis, tout ce que nous avons accumulé de karma positif, il nous restera encore du karma négatif. Et ce karma négatif nous obligera à redescendre plus bas. Telle est la loi de la roue des existences (bhava chakra) que je vous expliquerai par la suite.

Donc, le seul karma qui nous permette de parvenir à la béatitude infinie du nirvâna, c’est le karma neutre. De même il peut y avoir un plaisir neutre, comme celui d’un moment de solitude et de paix face à un coucher de soleil en montagne ou au bord de la mer. Ce sont des plaisirs gratuits, il n’y a pas de désir.

C’est simplement un état de réceptivité à ce qui vous entoure, d’unification avec l’univers.

Donc, on peut très bien concevoir un état où il n’y ait plus que cette jouissance, des états parfaitement désintéressés, qui correspondent d’ailleurs au zazen, qui doit être mushotoku, en Japonais, sans souci de profit.

Le karma neutre, c’est la même chose. Le karma neutre, vous en accumulez, si je puis dire, en zazen, tandis que vous épuisez l’autre, le karma négatif et aussi le karma positif. Le zazen, d’après tous les maîtres, vous permet de résorber tout ce karma. Cette notion de karma neutre est exposée dans la Bhagavad-Gîta sous forme d’un enseignement donné à son disciple Arjuna par le dieu Krishna qui a l’apparence de son cocher. Cet enseignement initiatique, Arjuna le reçoit sur le champ de bataille, au moment où il se refuse à donner la mort, à se battre contre ses cousins, tandis qu’il est engagé dans un combat auquel il ne peut plus se dérober. » Si tu te bats de manière totalement désintéressée, si tu fais simplement ton devoir d’homme, sans en tirer profit, alors c’est un karma neutre, tu peux et tu dois l’accomplir ». Ce qui veut dire : si l’acte est bien exécuté, d’une façon désintéressée, il n’y a plus de karma. Le karma neutre c’est en somme l’absence de karma. Comme karma veut dire acte, ou geste, c’est un acte sans fruit, c’est un acte qui s’efface de lui-même parce qu’il est parfait.

Donc là, il n’y a plus de désir. Donc là, il n’y a plus les conséquences du désir. Donc là, il n’y a plus de souffrance. Donc là, il n’y a plus d’égo.

Et cependant, la vie existe. Et cependant, tout fonctionne. Mais d’une manière différente.

C’est comme si on avait pivoté sur soi-même. Et à ce moment-là, tout change. Pivoter sur soi-même, en latin, se dit convertere, qui a donné conversion. La conversion, ne la prenons pas dans son sens secondaire, religieux, mais dans son sens tout personnel, tout intime, c’est simplement se retourner. Ce que nous faisons en zazen. Votre regard qui doit rester flottant, qui ne doit pas fixer un point, finalement devient un regard intérieur. Ce que vous voyez en zazen, c’est le dedans. Votre regard s’est retourné. Et alors tout change. Parce que ce que vous voyez de vous-même, ce n’est plus ce que vous avez l’habitude de voir. Ce n’est plus celui que vous rencontrez au miroir. Ce n’est plus ce moi que vous êtes pour les autres. Ce n’est plus ce moi que vous êtes pour vous-même. C’est quelque chose que nous appelons provisoirement, et d’une façon maladroite, un Bouddha. C’est à dire le germe de votre future personnalité. Ce germe dont j’ai parlé, quand on retire les pelures de l’oignon, qu’est-ce qui reste ?

Et c’est cela que vous voyez, c’est cela dont vous prenez conscience. Celui-là échappe au karma. Celui-là n’est plus soumis au désir. Celui-là, en principe, n’est plus soumis à la souffrance. Ce n’est pas lui qui souffre. Celui qui souffre c’est votre moi présent.

Si vous arrivez à faire ce léger décalage, entre ce que vous croyez être et ce que vous êtes véritablement, entre ce que vous êtes, en effet, provisoirement, un être qui est né et qui va mourir, et ce que vous êtes véritablement, le Bouddha qui est en vous, alors tout devient possible. Alors la vie elle-même peut être récupérée, si je puis dire, d’une autre manière. Elle peut être vécue sans danger, sans attachement. Elle peut être vécue comme une aventure amusante. Puisque vous n’êtes plus, définitivement, tout à fait concerné. Vous vivez votre vie comme si c’était quelque chose que vous voyiez de l’extérieur.

Voilà donc, en quelques mots, parce que nous aurons à y revenir, ce n’est pas si simple que cela, le remède préconisé par le Bouddha. Il ne l’a pas formulé comme je le formule, tout simplement parce que le Bouddha n’avait pas fait sa psychanalyse, et puis qu’il parlait pour des hommes du Vème siècle avant Jésus-Christ, en Inde.

Donc, quand on lit les paroles du Bouddha, il faut les actualiser. Parce qu’autrement elles nous paraîtraient trop théoriques. Alors qu’elles doivent résonner d’une manière intime, en nous, d’une manière utilisable immédiatement.

CENTRE ZEN DU MOULIN DE VAUX